Carole Benzaken
Saviv Saviv
En hébreu « autour, autour » ( extrait du verset 2 d'Ezékiel 37 )
(L'écheveau de l'histoire où ce qui m'a amené à l'élaboration de la « megillah Ben Adam » (rouleau des 14 1ers versets d'Ezékiel 37) ainsi qu'à l'ensemble nommé « Saviv Saviv », (Ezékiel 37 Verset 2 ) autour autour.)
Revenir du bout du monde jusqu'à soi. C'est bien souvent notre histoire personnelle qui guette au coin d'une rue ou d'une image trouvée par hasard. Du pacifique jusqu'à Paris pour me diriger vers ce que j'avais fui de toutes mes forces... une Europe construite sur la pesanteur des non-dits, et sur une culpabilité à plusieurs têtes mais sans visage, tissée à l'Est et entretenue à l'Ouest.
Peu de temps avant l'invitation d'Ars Cameralis je commençais la lecture des récits Hassidiques retranscrits par Martin Buber. Sans imaginer partir bientôt en Pologne, j'étais plongée dans cette joie du texte qui était le prélude à un voyage que je n'aurais pu aborder sereinement sans ce filtre. Octobre 2009 Ars Cameralis, pour son festival d'art contemporain, m'invite en Pologne. L'exposition de mes œuvres aura lieu dans le centre d'art de Bielsko Biala à 80 km de Katowice. Ce plaisir de la rencontre avec des récits vivants a été le maillage de mon attachement à l'endroit que j'allais découvrir. Je venais gorgée de cette culture juive ashkénase qui habitait ces terres de Pologne et d'Ukraine, couche archéologique antérieure au traumatisme de la Shoah.
L'accueil chaleureux de Marta fut mon premier contact avec cette terre, puis le départ pour Biesko-Biala avec elle et Marek le lendemain. Mon désir exprimé de visiter une synagogue et cette réponse, comme un choc : « là où nous allons, la Galeria Bielska BWA a été construite sur les cendres d'une synagogue incendiée par les nazis en 1939 ». Il y avait là plus qu'une coïncidence, un appel.
Etre si près de la faille, si proche de l'insupportable : il me fallait retourner pour filmer, travailler cette exposition, en regard de l'abîme qui s'y creusait. Revenir en plein hiver, sous la neige et travailler, filmer, traverser pour exposer. La neige comme vecteur, ce froid qui fige jusqu'à la mort, qui anesthésie le feu des émotions douloureuses, blanc du coton qui soigne avec douceur les blessures, blanc qui recouvre les ténèbres. Revenir et terminer mon voyage par Oswiecim- Birkenau.
En janvier 2010, j'ai commencé ce deuxième voyage par une traversée en voiture des villes et anciens stetls, hauts lieux de la présence hassidique: Bedin, Zarki, ... , Lelow. La neige était au rendez-vous. Mais plus encore que filmer des lieux, c'est imposée la nécessité impérative de filmer l'entre-deux des lieux que je visitais, la route, et ses arbres dénudés enveloppés de brumes et de neige. Me tenir, caméra à la main, dans la captation d'un ressenti aux lieux, au paysage, et la nécessité de capter du vivant, une trace, une présence , l'esprit des lieux et des êtres qui vivaient là. Chercher la vie, la dénicher sous la neige, la glace, creuser.... Traverser et creuser. C'est à Lelow que j'ai « été servie »: Un Tsadik (mot hébreu qui signifie « un juste »), avait vécu dans cette petite ville, et y était enterré. Il ne restait qu'un bâtiment préfabriqué délabré dans lequel chaque année en janvier une communauté hassidique importante se recueille en commémoration du jour de sa mort. Elle venait sans doute de repartir... Attirée non loin de là par une forêt en contrebas de laquelle coulait un ruisseau, je m'y dirige en me disant que ce tsadik avait dû vivre tout près de ce bois. Mes guides me laissent seule face à ce très beau paysage. Soudain des biches viennent à ma rencontre et traversent la forêt. Le soir, à mon retour à Katowice, Marta m'apprend que, David Bieldermann (ce tsadik), conversait avec les animaux....
Un peu plus tard en direction de Cracovie, un coucher de soleil sulfureux, jaune gris et bleu turquoise enveloppé de brume laiteuse et scandé par le battement des arbres défilant, pénètre littéralement dans mon objectif.
Le lendemain j'allais à Birkenau, dernier jour avant mon retour à Paris.
Au delà de l'émotion et du nécessaire recueillement. Deux choses m'ont frappé littéralement dans Birkenau : l'immensité (l'échelle) du pire lieu où s'est programmée l'extermination des juifs d'Europe, et le sens découvert par la guide à ma question « quelle est la signification de Birkenau ? » Birkenau veut dire « petit bois de bouleau » , traduction allemande que les nazis ont donnée à ce lieu de l'innommable, traduction directe du lieu-dit polonais sur lequel ont été implantées les chambres à gaz. Un abîme s'ouvrait sous mes pas devant le lieu de l' industrialisation diabolique de la mort et le cynisme avec lequel les nazis lui ont apposé son nom innocent et bucolique.
Lisant la bible assidument depuis quelques années, j'ai éprouvé instantanément le besoin de m'entourer du texte d'Ezékiel 37 pour continuer ma traversée du camp.
De retour à Paris, j'avais devant les yeux sa vision, la prophétie d' Ezékiel 37, ses versets 1 à 14 : la traversée de la vallée de l'ombre de la mort, celle des ossements très secs, jusqu'à leur résurrection et dans ce voyage se dessinait une perspective, un paysage de lumière, de joie, de prodiges et d'espérance messianique. Ce texte, m'a emporté, il a conduit mes pas, son étude avec le professeur Yaacov A. en a fait une évidence. Il me suffisait de me laisser conduire. Rester à la frontière, aveuglée par le texte et déplacée dans mes habitudes de rouleaux d'images. Transposer, transporter des images au sein du texte sans chercher à l'illustrer, ni même à le représenter, surtout sans m'en éloigner. Accepter ce décalage du temps dans son rapport à l'image, parvenir par la stabilité du texte à échapper à l'inconstance des images et ainsi approcher de ce qui d'ordinaire ne peut l'être.
Du texte d'Ezékiel s'est extraite l'évidence du titre de cette exposition mais aussi tout autour de cette vallée pleine d'os très secs l'articulation de l'ensemble des tables « saviv saviv ». La métamorphose de la mort en vie pulsée et injectée dans des rhizomes d'arbres caducs, système veineux d'où surgit cette vie tout autour.
Je dois aujourd'hui parler de ces tables en leur absence dans l'exposition de Bielsko, dans le lieu qui pourtant les a fait naître. Cet ensemble dont le cœur est involontairement absent, me rappelle qu'un travail de deuil doit être fait tout à nouveau : cette absence devient symptôme, de notre devoir au présent de se rappeler, que la mort a eu lieu et qu'elle peut encore avoir lieu, mais qu'elle ne gagnera jamais sur la vie.
Projet de vie au-delà de l'apparente fausse victoire de la mort, comme une vallée de désespérance qu'il me fallait arpenter pour rendre visible cette espérance qui fait encore aujourd'hui défaut dans le spectacle du monde, et la saisir ainsi lovée dans le creux des images.
L'exposition à Bielsko-Biala est temps psalmodié, respiration, réflexion.
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